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Point de vue

Dépression de nuit en Palestine

Dépressif moi-même (comme désormais la quasi-totalité des français en temps de Covid), j’ai récemment reçu un livre en cadeau d’un ami médecin qui, bizarrement, prétend soigner le mal par le mal ; en cela, c’est un fervent défenseur de la vaccination. Le livre offert s’intitule Palestine by Nights et se présente comme un carnet de bord intime écrit, d’abord de nuit, puis de jour, pendant deux ans dans les Territoires Occupés Palestiniens. Son auteur, Stéphane Aucante, y a dirigé l’Institut Français de Naplouse de 2015 à 2018 et, loin de tout, y compris de lui-même, a sombré peu à peu dans une dépression diffuse, proche d’une légère bipolarité — alternance d’angoisse et d’euphorie. Voilà pour comprendre le sens du cadeau. Mon ami dit aussi : « un choc se soigne par un contre-choc ».

Et la lecture de Palestine by Nights a réellement été un choc. En écrivant d’abord chaque nuit, puis de manière plus espacée, puis enfin de jour (après le décès de son père, un autre choc), l’auteur livre régulièrement des scènes sidérantes sur la situation en Palestine, sur l’effroyable et l’absurde de l’occupation israélienne, sur la beauté solaire aussi de cette terre trois fois sainte et celle de ses habitants. Entre ces différents moments uniquement, profondément palestiniens, il décrit l’évolution de la dépression en lui, alternance d’ennui noir et de reprise du poil de la bête, voire d’instants de grâce et d’extase — ceux qui donnent justement lieu en aux plus belles pages sur la Palestine.

Moi qui connais ce en quoi plonge la dépression, comment elle vous coupe du monde et des autres, j’ai trouvé ces descriptions d’une rare justesse, surtout de la part d’un homme. Pas facile au masculin d’avouer ses faiblesses, ses mensonges et ses peurs ; de parler des larmes qui viennent amplifier l’eau de la douche ou des envies soudaines de tout faire cesser ; d’une ingérable attirance pour les hommes surgie dans un pays où, il n’y a pas si longtemps, l’homosexualité était passible de la peine de mort. Le tout donne en rythme des phrases fulgurantes comme « Ôtez la lettre « d » du mot « vide » et ça donne « vie ». La vie, c’est du néant privé d’un morceau de lui-même. Un trou dans rien » ou « À partir d’un certain âge, le cœur est comme une vessie : il ne retient plus rien. »

Dans une langue tour à tour farouchement quotidienne ou pleine de flamboyances — jusqu’à inventer des mots, presque une langue parfois, comme ici « On appelle ça dépression pour vendre du médicament, on met un nom médical sur quelque chose qui est de l’ordre de la démaçonnerie et du tranquille effritement » —, Stéphane Aucante réussit le tour de force de toucher à l’universel, celui de la complexité de la machine humaine, à partir d’une situation individuelle unique, la sienne, vécue dans un pays où quasi personne ne va, si ce n’est pour y faire de l’humanitaire ou, comme lui, y représenter la France.

Ce devoir de représentation donne d’ailleurs lieu à quelques épisodes sur la diplomatie française qui, pour certains, prêtent franchement à rire — ah le convoi apeuré du Consul Général roulant à tombeau ouvert dans des quartiers surpeuplés ! — et, pour les autres, laissent pantois face à tant de médiocrité, de bêtise et de politique bassement politicienne. Normal qu’en ayant honte de ce qu’on est venu défendre — l’image d’une France issue des Lumières — on puisse sombrer dans la dépression. Et alors, comme dans toute autre entreprise française, comme de la part de la plupart des managers, il faut faire face au mieux à l’indifférence, au pire au mépris et à la violence, parfois à de petits arrangements, comme au Ministère des Affaires Étrangères où, on en apprend tous les jours, pour rejoindre le bureau du psychologue maison, il faut passer par des escaliers et des couloirs cachés, abandonnés, encombrés de meubles et de cartons. « En France, la dépression nerveuse demeure honteuse ; c’est une lèpre de la tête. »

Bien sûr, Palestine by Nights m’a d’abord séduit parce qu’il m’a tendu un miroir et m’a parlé une langue intime que je connais (trop) bien et que j’ai rarement lue si clairement en littérature. Mais, à tout lecteur, il offrira un témoignage d’une rare sincérité sur ce que c’est d’être un cinquantenaire dans le monde d’aujourd’hui sans enjeux ni repères, un homme de cinquante dans une société où tous les représentants mâles de cet âge sont de plus en plus présentés, soit comme des violeurs de femmes, soit comme de dangereux pédophiles, soit, pour ceux qui restent, comme des politiciens... Et aux lecteurs que la situation en Cisjordanie et à Gaza interpelle — et ils sont de plus en plus nombreux depuis que la Cour Internationale de Justice de La Haye s’intéresse enfin aux exactions israéliennes en terre palestinienne — il donnera de possibles réponses à leurs légitimes questions, voire même leur fera découvrir des réalités qu’ils ne connaissaient peut-être pas (comme la folie de ce qui se passe depuis trente ans dans la ville d’Hébron, la plus importante après Jérusalem, si l’on excepte Gaza).

C’est là la force d’un vrai livre : brasser d’un même mouvement de crayon, de la main, de tout le corps au fond, une histoire individuelle, des thématiques humaines et des destins tout entiers ; et il ne s’agit pas là de « niveaux de lecture » mais de lire une vie (et d’autres) à travers ce qu’on pourrait appeler une âme. Et l’âme de nos jours, c’est rare…

Palestine by Nights est paru en février 2020 aux éditions Dacres, www.dacres.fr

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