Rester intrinsèquement attaché à son lieu d’origine quand la vie vous a « déraciné » : vous êtes-vous déjà demandé comment on assume cette hybridité ?
La quête identitaire est un thème récurrent chez Claude Arnaud ; on se souvient de Qu’as-tu fait de tes frères ? (Grasset : 2010, prix Jean-Jacques-Rousseau 2011)
Son dernier roman, le Mal des ruines, publié chez Grasset (janvier 2021) est une longue enquête sur sa famille et sur la Corse, qui l’amène à conclure qu’« aux assurances de l’identité réinventée » il préfère « les nuances de l’hybridité assumée » ; il reconnaît aussi que les différentes existences qui cohabitent en lui en font « un être à identité variable ».
Pour qualifier ses racines corses, Claude Arnaud n’utilise pas le concept de fondement-racine, qui domine la pensée occidentale, ni celui de rhizome (ou racines aériennes). Il parle de « racines liquides » : car la Corse c’est non seulement la terre de sa mère mais c’est aussi la mer qui entoure l’île.
La quête identitaire du Mal des ruines c’est une succession d’allers-retours entre deux îles (Paris aussi est une île). La Corse du Mal des ruines, c’est la Corse, « telle qu’on s’en souvient ou qu’on la rêve », le pays de l’enfance, des vacances d’été, le ‘pays’ où il fait toujours beau. C’est l’effluve des figues mûres et le « fumet » inimitable du maquis, les montagnes à pic, le granit rouge et le vert olive des arbustes. C’est surtout la lumière d’un paysage paradisiaque qui s’oppose à la grisaille de « Paris-la-toxique ». L’exposition permanente de l’enfant à ce contraste va avoir un effet déterminant sur son psychisme et créer une véritable dépendance qui conditionnera ses désirs d’adulte.
On le sait aujourd’hui, l’intensité de la lumière régule l’humeur et l’énergie, et par l’hypothalamus agit sur le système endocrinien. Cette influence, l’enfant la subit d’autant plus qu’il est trop jeune pour évacuer par la parole ce qu’il ressent. Il subit en permanence ses sensations primaires : une ’vraie cocaïne’, un mélange de désir et de dépendance dont l’adulte restera imprégné jusqu’à devenir le chantre de la splendeur méditerranéenne.
On suit l’enfant : la nuit tombée il se ‘promène’ dans le maquis, une lampe de poche à la main. Il va jeter les restes du repas familial aux cochons d’un enclos voisin. Recyclage certes, mais surtout perpétuation du geste de son grand-oncle, maire du village, par égard pour ses compatriotes paysans-électeurs.
On rejoint l’adulte, l’être hybride tombé malgré lui dans l’addiction : à chaque retour dans l’île il ne peut s’empêcher de se « promener » dans le maquis, où il trouve une source d’apaisement et efface le manque qui l’envahit quand il est privé de cette beauté sauvage. C’est l’écho de l’enfance.
L’auteur retrace l’histoire de l’île à travers celle de sa famille, les Zuccarelli. Il revisite les morts et les vivants, évoque le temps passé et le présent, comme cette partie de poker qui tourne mal et où un corps sans tête est jeté aux cochons. En s’attardant sur cet acte incompréhensible et sur l’humiliation de la victime privée de sépulture, l’auteur révèle son côté Antigone preuve de la part de féminité toujours présente en lui (une hybridité d’une autre nature cette fois).
Le paysage et l’atmosphère de l’île me rappellent l’Albanie, mon pays d’origine. À moins de n’avoir jamais quitté sa ville natale, il est difficile de ne pas se retrouver dans cette quête d’identité. En parallèle, tout immigré est un hybride, ce qui donne à ce roman une dimension universelle.
Claude Arnaud se permet aussi d’analyser en profondeur la vie politique de l’île, qu’il regarde à la fois de l’intérieur et à travers le miroir du continent : « un pied dedans, un pied dehors » il est en quelque sorte un double intrus. Il discerne les prémices d’un État tribal mais ne prononce jamais le mot, lui préférant le terme « micro-État familial ». Quand on se dévoue pour ses compatriotes comme s’il s’agissait de sa propre famille, on est davantage guidé par un élan d’humanisme que par le seul intérêt de soigner ses électeurs. Les Zucarrelli "tenaient" la mairie de Bastia et celle de Santa-Lucia-di-Mercurio depuis près d'un siècle, mais c’était souvent le cas alors en Corse : on faisait confiance à une famille plutôt qu'à une autre.
Le lecteur sera sans doute frappé par une étrange ressemblance avec l’Italie du sud et les Balkans, des régions où les lois tribales dominent encore les mentalités et la vie politique. Ainsi le Mal des ruines », qui fournit une analyse nuancée de l’influence des traditions locales sur le jeu démocratique dans ces régions, donne-t-il aussi une superbe leçon de démocratie.
Ce livre se lit comme un guide sur un des rares paradis insulaires à avoir survécu dans notre Europe globale.
Tout être hybride se retrouvera dans cet amour insulaire, fait de désir et d’addiction. Et quelle coïncidence que le centre cérébral de nos désirs, situé entre les lobes cérébraux, s’appelle l’insula !
Une fois de plus, Claude Arnaud signe ici un vibrant témoignage, presque une confession. Un récit écrit avec délicatesse et dans un style parfois très épuré. On ne manquera pas de souligner l’authenticité des détails, notamment l’allusion au « coupe-cigare » de Freud qu’il utilise comme grigri devant la peur d’un cancer du larynx.
Le Mal des ruines est un roman qui, comme les précédents, suscitera l’affection et l’empathie des lecteurs, car un grand nombre d’entre eux sont des hybrides dépendants, qu’ils l’assument ou non.

Article pertinent qui s’impose facilement aux lecteurs et qui trouve tout son intérêt
tenant compte des dix valeurs de base que les individus reconnaissent comme telles dans toutes les cultures (Les valeurs de base de la personne : théorie, mesures et applications [*]
Shalom H. Schwartz
Dans Revue française de sociologie 2006/4 (Vol. 47), pages 929 à 968)
C'est un algorithme compliqué la personnalité hybride ?Si nous en avons une, nous devrions en être fiers ?
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