Presque aussi honteux que s'il confessait un péché véniel, un de mes amis m'avouait hier qu'il « os[ait] enfin [s]e remettre aux LEGO », tout en me montrant, planté sur son bureau, – les dossiers et livres sérieux ayant été, pour la bonne cause, relégués par terre sur le tapis… –, le château de Poudlard bâti avec les célèbres briques danoises : « plus de six mille pièces », précisait-il, un sourire satisfait aux lèvres, et à peu près « deux mois de travaux »…
Quoique le pluriel lui confère une nuance artisanale voire ouvrière à la rigueur recevable, on trouvera sans peine des sceptiques pour discuter (de qui se moque-t-on ?) cet emploi, dans le contexte, du terme de « travail » ; et, pour qui se rassure de classer voire catégoriser le réel, il ne fait pas de doute que, bien cachées dans leurs boîtes colorées réservées, au pire ou au mieux, aux « plus de 16 ans », les briques de LEGO appartiennent à la catégorie des jouets.
Ambiguë, à la fois honteuse et fière, l'attitude de mon ami invite toutefois à réfléchir : indépendamment de la morosité de l'ambiance internationale, l'adulte doit-il sincèrement se repentir de jouer, au mépris (pourtant si provisoire…) des tâches graves, parfois austères, qui lui incombent voire des circonstances dramatiques qui l'entourent ? Au deuxième livre de son Traité des devoirs, Cicéron ne concède-t-il pas lui-même que « les amusements ne nous sont pas interdits » ? Surtout, là où toute forme de jeu donne à penser quant à l'articulation entre contrainte la liberté, entre raison, désir et imagination, la pratique des LEGO, dans le large paysage ludique dont l'humanité dispose heureusement encore, ne constitue-t-elle pas une activité précieuse, singulière, irréductible à un seul retour nostalgique à l'enfance, à un simple divertissement (quand il ne s'agit pas d'en faire, parmi tant d'autres, une sorte de palliatif – moins risqué certes que le bricolage ou l'alcool – aux angoisses névrotiques de l'âge mûr) ?
Anecdote ou pas : c'est en tout cas à la passion des quatre lettres blanches sur fond rouge de la marque qu'un autre de mes amis estime devoir sa vocation de menuisier.
À ceux qui aiment lire tout en complexant éventuellement de jouer, aux joueurs soucieux de cultiver leur « élan légosophique » en passant tant par la philosophie ancienne que par les sciences cognitives, on ne peut que conseiller le délicieux Legosophie ou « petite philosophie du Lego » de Tommaso W. Bertolotti (PUF, avril 2019), où l'on découvrira pourquoi ces « briques » sont « platoniciennes », dans quelle mesure pratiquer les Lego suscite des « pensées philosophiques » et même combien se justifie, à tant d'égards, l'analogie entre Lego et philosophie.
À qui veut bien l'entendre (et pas seulement à l'amateur puriste de puzzles tout aussi patient – sinon doucement maniaque… – que le praticien du LEGO), et gageant, certes facilement, qu'à construire, on se construit peut-être toujours aussi un peu soi-même, on espère donner l'envie d'expérimenter l'acte d'imbrication, élémentaire autant que fascinant, propre à ce « jeu » essentiellement « modulaire » (pour reprendre un terme de Tommaso W. Bertolotti), aux possibilités infinies et aux innombrables vertus.
Aux architectes contrariés, aux férus de patrimoine (y compris local : à Nantes, par exemple, le fondateur du magasin « La Brick » a conçu, en tirages limités, une réplique de la Tour LU ou du Château des Ducs de Bretagne) ou de voitures, à ceux qui, comme moi, contemplant leurs modèles réduits de la Villa Savoye (série « Architecture »), leur Combi Volkswagen ou l'époustouflante librairie Birch books de la série « Creator », regrettent que les 1211 briques monochromes du « Lego Architecture Studio » ne soit plus commercialisées sur le site et de ne plus pouvoir trouver à prix raisonnable le Tower bridge de 102 cm de long, 45 cm de haut comportant près de 4300 pièces, aux dubitatifs qui, à tort ou à raison, redoutent que la construction du Colisée s'avère quelque peu ennuyeuse, on espère que la firme proposera bientôt de nouveaux chantiers.
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