"Vivonne", de Jérôme Leroy, La Table Ronde, janvier 2021

Vivonne fait partie de ces récits « kaléidoscopiques », ceux qui réfractent des portions de vie des différents personnages, selon une succession linéaire ou, au contraire, dans un désordre savamment élaboré. Il s’ouvre sur un prologue d’anticipation, à la fois poétique et tragique, et se clot sur un épilogue qui, selon la tradition antique, apporte une conclusion tout à la fois narrative et métaphysique. Les souvenirs d’hypokhâgne et de khâgne de l’éditeur Alexandre Garnier alternent avec le récit de la situation sanitaire préoccupante du quartier de l’Odéon à Paris, avec les essais de biographie d’un narrateur omniscient, avec le récit de Béatrice Lespinasse, bibliothécaire à Doncières (Creuse) et amoureuse d’Adrien Vivonne, ou avec celui de Chimène/Chimère.

Peu à peu le lecteur assemble les pièces du puzzle : tel le misanthrope de Molière, le poète Vivonne rallie tous les suffrages féminins, a été et est aimé de toutes les filles belles et intéressantes, devenues peu à peu femmes, aujourd’hui quinquagénaires ou sexagénaires. L’ami et éditeur repenti Alexandre Garnier engage le flic Franck Costello pour rechercher la trace d’Adrien Vivonne. Toutes les pistes convergent vers le poète disparu. Rimbaud (« Elle est retrouvée ! / Quoi ? l’éternité. / C’est la mer mêlée / Au soleil. »), Follain, Bonnefoy (« les Editions de l’Arrière-Pays »), Jabès, René Guy Cadiou (« Pour quel siècle doré as-tu laissé passer l’heure ? ») jalonnent la route de Vivonne, dont on récrée peu à peu l’existence. On exhume ses recueils poétiques, dont la plupart des titres sonnent comme des manifestes littéraires : Le Livre de Lili, D’Autres Iles (1989), Les Chambres secrètes (1992), Entretien des ascenseurs (1994), Danser dans les ruines en évitant les balles (1995), Défense des becs et des seins (1996), Trois poèmes sous pavillon de complaisance (2000), Mille Visages (2005), Mort du tirage papier… Le lecteur restera sur cette puissante évocation des titres, car pas une ligne de Vivonne n’est citée.

On est bien, pour autant, dans un roman d’anticipation, qui prend place à la fin des années 2020, avec de fréquentes analepses et quelques prolepses, un roman d’anticipation à la tonalité métaphysique, où l’onomastique prend toute sa place : les Apôtres de la Grande Panne, le Stroke, désignant la rupture des énergies électriques, la Douceur, à la fois drogue et mode de vie, les Dingues, les Barbus, membres de milices salafistes, la Libanisation, Nation Celte, le nouveau régime politique, les Autres, antithèse de la Douceur, les Solitaires, sortes de gardiens de la tradition… Nombre de ces expressions évoquent la catastrophe, le désastre, l’Apocalypse, la fin du monde.

Chimène est devenue Chimère : celle dont on a tué le père, père dont l’édition a métaphoriquement enterré la carrière, est devenue une créature violente, réfugiée dans la guerre et les armes, mais aussi adepte de l’imaginaire poétique d’Adrien Vivonne. Chimène/Chimère a elle aussi son onomastique, tout comme les Druides, le Nain, Lunettes Dorées. Mais « La guerre ne connaît pas la métaphore ». En temps de catastrophe planétaire, en temps d’instabilité politique et sanitaire, en temps de guerre, ce que l’être humain recherche, c’est la métaphore, le sens second, caché, les mots à plusieurs détentes. Le sens de la vie humaine, sa survie réside dans cette quête et cette lecture. L’humanité est à la recherche d’un autre monde, d’un arrière-monde. Adrien le Poète a rejoint l’Autre Monde, et sa poésie lui survit.

Paris, le 17 février 2021

Biographie de l’auteur : Né en 1964 à Rouen, Jérôme Leroy a publié plus de vingt romans, recueils de nouvelles et de poésie, parmi lesquels Le Bloc (Prix Michel Lebrun 2012), Sauf dans les chansons (2015), Jugan (2015), Un peu tard dans la saison (2017), La Petite Gauloise (2018) et Nager vers la Norvège (2019).