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Point de vue

Après ça, que restera-t-il de Gaza ?

Alors tout ça, depuis une bonne semaine, ne serait que manœuvres criminellement politiciennes ? Le Hamas sortirait les crocs et ses missiles tout neufs pour profiter du vide laissé par le nouveau report — le combientième en quinze ans ? — des élections cisjordaniennes  par Mahmoud Abbas ? Benjamin Netanyahu, dit « Bibi », lui, ne jouerait les va-t-en-guerre que pour déclencher une cinquième élection en trois ans en Israël — là, je me souviens des chiffres — et faire oublier ses démêlées avec la justice de son pays ? Des centaines de morts et des milliers de blessés pour du vide, des essais de missiles, quelques bulletins de vote en plus et des années de prison en moins — car, oui, Bibi risque la prison —, c’est finalement peu cher payé. Pour l’instant…  Par contre, ce qui me surprend, c’est la furie de Bibi à vouloir détruire Gaza une fois pour toute… Car, enfin, s’il n’y a plus Gaza, il lui restera quoi au furieux — comme Führer en allemand ? — pour s’occuper depuis son grand bureau de la Knesset, oui, celui rempli par les whiskies sans âge et les cigares cubains reçus en pots-de-vin ? Rien ou pas grand-chose : une esplanade de mosquées à détruire — c’est prévu depuis longtemps, Charles Enderlin nous a prévenu —, quelques palestiniens à expulser de Jérusalem-Est, à peine plus de colonies juives à construire de part et d'autre, peut-être encore un peu de bagarre avec la Syrie dans le Golan, et puis, effectivement, plus rien. Il risque de s’ennuyer ferme Bibi. Vouloir garder le pouvoir pour s’y ennuyer, c’est un comble. Parce que, comme le dit bien son nom, une occupation, ça occupe. Et par exemple, aller à Gaza et en revenir en un seul morceau, ça occupe bien. Retour en arrière, en juin 2017 exactement, à mi-chemin entre l’Intifada des Couteaux et les Marches du Droit au Retour.

A l’époque déjà, plus aucun occidental n’allait à Gaza sans une bonne raison ; et depuis quinze ans plus aucun palestinien n’y va plus du tout. Plus aucun palestinien autre qu’un gazawi qui serait sorti de la bande par la bande, par exemple pour raisons de santé très graves. Finir par soigner en ultime ressort ceux qu’on massacre, est-ce un reste d’humanité ou une forme abominable de cynisme ? Cela dit, partout ailleurs dans le monde, on finit toujours par faire sortir les incarcérés de prison qui sont dans un état critique. Et Gaza est une immense prison à ciel ouvert, la plupart du temps sans eau potable ni électricité. Une prison d’un autre temps en somme.

Pour y pénétrer, et espérer en ressortir dans un délai raisonnable (bien faire attention à l’heure du début de Shabbat par exemple, si on ne veut pas passer son week-end à Gaza), il faut passer le check-point de Erez en Israël (pour entrer par l’Égypte, voir avec le Président Al-Sissi de passage ces jours-ci à Paris), soit cinq points de sécurité à franchir à l’aller (le permis d’entrer dans la zone de contrôle israélienne, l’obtention du visa de sortie d’Israël comme à l’aéroport Ben Gourion, la vérification du véhicule dessus-dessous mais pas dedans, le check-point du Fatah au bout d’une route toute droite cernée d’un mini désert, le check-point du Hamas juste avant d’entrer dans Gaza-Ville) et huit au retour (Hamas, Fatah, le passeport à poser sur une tablette en bois devant quatre caméras pour entrer chez les israéliens, le chien qui vient tout seul pour faire le tour de la camionnette en reniflant, le chien qui revient avec son maître et un sniper qui vous tient en joue tout le temps du nouveau tour, les questions de sécurité posées par micro interposé à travers une vitre blindée très épaisse et opaque, l’obtention du visa d’entrée en Israël, et enfin le contrôle de sortie de la zone de contrôle). Entre le check-point israélien et celui du Fatah, il y une route toute droite bordée de jolies dunes hérissées de barbelés et truffées de mines. Au check-point du Hamas, il y a, si je me souviens bien, une mignonne mosquée, en arrivant, à droite. Ça, c’était la première fois, nous étions deux, et pourtant je n’en menais par large…

La deuxième fois que je vais à Gaza, je suis seul, dans une vieille Clio du Consulat Général de France à Jérusalem, pour apporter une nouvelle batterie de voiture ; celle du van blindé Mercedes (pas Renault ou Peugeot) de l’Institut Français de Gaza, l’un des plus beaux majestueux de tout le Proche-Orient, venait de rendre l’âme. Quand j’arrive au Consulat pour la remise des clés cliesques et de la bath batterie, le gendarme de service qui m’accueille n’a pas l’air au courant de ce que je fais là mais me croit sur parole. Il me demande si j’ai besoin d’aide pour porter la batterie allemande jusqu’à la Renault française, et je réponds que « non ». Je le regrette dès que je me penche pour m’emparer de la grosse chose noire et grasse : c’est vachement lourd ces baths bêtes là ! Dans la Clio, il y a lecteur CD (je m’en doutais) et j’ai pris des disques avec moi, un pot-pourri de Tchaïkovsky et « La Résurrection » de Haendel. Quand on se rend dans un endroit comme Gaza, un peu de religion, d’où qu’elle soit, ça ne peut pas faire de mal…

Au poste de sécurité d’entrée dans la zone de contrôle général du check-point de Erez, je tombe sur un civil plutôt sympathique : quelques minutes seulement pour inspecter mes papiers et fouiller mon ordinateur. En me rendant mon passeport (diplomatique s’il vous plaît), il me confie un papier blanc ; dessus, tout est écrit en hébreu, excepté le numéro de la plaque d’immatriculation de la Clio. La barrière devant moi s’ouvre : je jette tout ce que m’a rendu le contrôleur en treillis sur le fauteuil passager, et je fonce : il me reste encore quatre points de sécurité à passer dans ce sens-là, et mon parcours du combattant en zone hostile ne faisait que commencer.

Je me gare près d’un hangar, rassemble mes papiers, et découvre dessous mes deux portables, le pro et le perso. Me vient une intuition que je vérifie aussitôt : aucun signal, sur aucun appareil. Tout seul je suis, et coupé du monde. L’intérieur du hangar ressemble à un immense hall de gare tout en longueur et complètement vide : personne aux guichets. Ah si ! Au fond à droite, dans un espace vitré à part, des militaires israéliens fouillent une femme en burka et ses quatre enfants. Pudiquement, ou lâchement, je détourne les yeux… Direction l’espace VIP. Eh oui ! L’endroit est une grande pièce peinte en jaune avec une sorte de bar en arc de cercle. Sauf que le bar est séparé en box et qu’à chaque box, il y a une grande vitre épaisse avec un petit trou en bas pour passer les documents et, sur le côté, un micro pour parler dedans. Mais pour l’instant, dans la pièce, il n’y a personne avec qui parler. Pour évacuer mon stress, je fais les cent pas, passe devant les toilettes hommes, femmes, handicapés — espace VIP quand même — et remarque un petit bureau avec de vrais murs dans un coin. La porte est ouverte, je me penche : un homme me parle en hébreu, je lui réponds en anglais, il me dit d’attendre un peu. Je n’ose pas lui dire que, ça, j’avais compris. Je reprends ma déambulation, repasse le nez dans le hall de gare toujours vide ; tiens, les distributeurs de boissons fraîches et de friandises sont protégés par d’épais barreaux d’acier...

Retour à l’intérieur du bar, quelques centaines de pas supplémentaires, et soudain, une belle grande jeune femme aux cheveux bruns et longs apparaît. Pas mal la barmaid ! A part que sa tenue de service grise et uniforme me paraît un peu triste. Vague sourire et mini « sorry to let you wait ». Je glisse mes papiers par la fente sous la vitre. La serveuse-contrôleuse scanne le tout — allez savoir pourquoi — et se fige en regardant l’intérieur de mon passeport. Ah oui ! Mince ! J’ai oublié d’enlever mes lunettes pour lui montrer que je ressemble à ma photo. Il est très important ce geste-là, « to take your glasses away », les israéliens aux contrôles y tiennent beaucoup, c’est une marque de soumission. Je m’exécute donc, d’un air que j’espère preste et détendu. Ma vis-à-vis aux cheveux longs me scanne de près, regarde longuement ma photo dans mon passeport, me radiographie de nouveau, tout cela plusieurs fois, sans rien me dire. Moi, non plus, je ne dis rien : je me vois mal lui expliquer que si, si, c’est bien moi sur la photo ; qui est-ce que ça pourrait être d’autre ? « Surtout dans un passeport diplo », je me dis, pour me rassurer et ne pas oublier que je suis un VIP dans un espace VIP. La belle brune détourne la tête et crie quelque chose en hébreu ; surgit une petite ronde rouquine vêtue du même uniforme strict et gris de barmaid d’un autre âge. La première serveuse tend mon passeport à sa collègue, me montre du doigt ; la tête de l’autre se met aussitôt à faire du yoyo entre ma photo et mon vrai visage. Elles parlent entre elles, comme si je n’existais plus : il y a une petite photo collée sur du papier épais et une grande photo collée derrière une vitre en Securit, c’est tout.

Le temps me paraît très long, et mon angoisse montante — que je fais tout pour dissimuler en souriant de plus en plus connement — anticipe un interrogatoire sur des airs de : « ce n’est pas vous sur la photo… Alors qui êtes vous ? ». Kakfa quoi… Pour tenter de me calmer, je fixe mon attention sur une affichette écrite en hébreu et anglais qui explique quoi faire en cas d’attaque du virus Ebola. A Gaza… « Just one more minute, sir ». La gigue à cheveux a parlé et la ronde renarde a disparu. La suspicieuse qui reste pianote sur son clavier d’ordi, attend qu’une mini imprimante près d’elle ait fait taire son cliquetis, se penche vers l’appareil, puis glisse le visa de sortie qu’elle vient de fabriquer, joli rectangle de carton rose PQ, à l’intérieur de mon passeport, en y ajoutant le papier blanc donné précédemment — un vrai feu d’artifice de couleurs ! Enfin, elle me rend le tout par la raie des fesses du bas de la vitre. Avant de partir, j’essaye de lui lancer un « thank you » le plus sincère possible. Surtout, ne pas s’énerver, rester diplomate puisque j’ai le passeport pour ça, avec la photo qui va bien.

Troisième contrôle. Des bureaux en parpaing installés sous des auvents de tôle, juste avant de hauts murs gris hérissés de grillages. De nouveau on me fait poireauter, mais volontairement cette fois-ci, ostensiblement. Un militaire baraqué se plante à quelques mètres de moi, détendu, la mitraillette un peu relevée (pas menaçante, juste présente) et me regarde sans vraiment me voir, l’air de vouloir me dire : « moi, j’ai toute la vie devant moi. Et toi ? ». Je suis certain qu’il me tutoierait s’il me parlait le militaire, trop sûr de lui. Comme sa collègue qui, au bout de dix minutes d’attente, vient me poser les questions d’usage : si j’ai une arme à feu ou un poignard sur moi ? Une bombe ? Si tout ce qui est dans la voiture m’appartient ? Etc. « Non. Non. Oui. » Je ne parle évidemment pas de la batterie. « Etc. » Elle me reprend le papier blanc de début de parcours : il m’aura servi sur environ trois cents mètres et je l’aurais montré deux fois… Puis je laisse une militaire qui pourrait être la sœur jumelle de la rouquine de l’espace VIP inspecter les dessous de la Clio avec un miroir convexe monté sur roulette. Bien qu’on agresse ainsi son intimité, ma chère Clio ne rougit pas, elle reste blanche. Livide.

Je remonte dans l’habitacle, redémarre et m’avance au pas en direction des murs gris qui m’impressionnent depuis tout à l’heure. Une image de l’oppression absolue. Je sors de sous l’auvent. Devant moi, une interminable barrière jaune à taille d’homme coulisse lentement sur ses rails, sans un bruit. A deux ou trois mètres derrière, avec un décalage de quelques secondes, un portail aux battants aussi hauts que deux immeubles se met à bailler, très lentement ; on dirait un fauve sortant d’hibernation. J’avance un peu. Derrière le portail, entre deux pans de mur gris, une barrière grillagée haute comme un gratte-ciel se met à son tour à glisser, comme avalée par le mur de gauche. Suçotée très, très lentement. Le temps se suspend, à croire que le générateur qui actionne toutes ses portes est en fin de vie. Heureusement, ma pudique Clio roule à l’essence et j’avance, au même rythme que tout ce qui m’entoure : adagissimo. On est très loin de Tchaïkovsky. Un mouvement lent de Malher plutôt. Ah non, peut-être pas Mahler, à cause de la sonorité, de son côté très teuton aussi.

Après la troisième barrière, je pénètre dans un espace clos de deux cents mètres carrés environ, justement cerné de ces fameuses falaises de béton gris qui me menacent depuis une heure. Instinctivement, j’enclenche le frein à main et coupe le moteur. Comme si je n’allais jamais sortir de là, que cet endroit qui ressemble à la cour intérieure du quartier de haute sécurité d’une prison pour criminels violents était mon ultime destination. Le silence est palpable, abrutissant. Le ciel est une presse à fabriquer du bleu et le soleil fait mal aux yeux, réverbéré par le gris sale des murs et l’ocre clair du sable au sol. Je regarde dans mon rétroviseur : la barrière State Building ressort du mur lentement. Quand elle est close, le portail à deux battants se referme à son tour, très lentement. Et enfin la barrière jaune à coulisses glisse dans l’autre sens, très très lentement. Après elle, tout se fige. Je suis un insecte dans sa carapace Renault écrasé au fond d’un puits. J’ose à peine respirer, oppressé à en hurler d’effroi. L’idée me vient que Dieu en profite pour prendre le temps de refaire trois fois le monde et de laisse exploser deux apocalypses. Eternités au cube vécues dans un cube de béton écorché de lumière. Quand la première des trois barrières de sortie commence à s’entrouvrir, j’ai du mal à ne pas foncer comme un dément.

En m’éjectant de ce sas à faire peur, je sens bien que j’ai les nerfs à fleur de peau, que je vais maintenant tout ressentir, tout le jour, au centuple. J’en suis fatigué d’avance… Je me rends compte par exemple à quel point le tunnel grillagé qui sert de passage aux piétons et qui longe la route cernée de mines est effroyable, sorte de long grill de zinc et d’acier en trois dimensions posé là pour faire rôtir au soleil de la viande vivante sans qu’elle s’échappe. A l’intérieur, un vieil homme est en train de passer de medium rear à well done, marchant péniblement direction Israël en tirant une valise à roulettes aussi grande que lui ; il me fait penser à Sisyphe. Sauf que la gorge de colline plate où le héros grec fait désormais rouler son rocher est équipée, pour les gens riches, de petits véhicules genre voiturettes de golf. J’en vois passer une avec deux personnes massées à côté du chauffeur, et un invraisemblable tas de bagages derrière. Alors, on joue au golf en enfer ?...

A côté de ce que je viens d’endurer côté israélien, le check-point du Fatah ressemble au paradis, avec sa baraque ouverte sur trois côtés, un seul guichet, ses centaines de chaises en plastiques sous une tonnelle, ses tapis de prière dans un coin, et une petite échoppe qui vend du café, du thé et des cochonneries emballées salées et sucrées. Ah oui… Et il y a aussi un grand arbre à côté, le seul arbre visible à l’entour. Sous l’arbre, à l’ombre, m’attendent les deux chauffeurs de l’Institut français de Gaza. Dès qu’ils me reconnaissent, ils jettent au sol leurs cigarettes à moitié fumées et décollent leur dos des parois abruptes du véhicule blindé auxquels ils étaient appuyés. L’un me demande mon passeport et se rend seul au guichet du check-point ; l’autre me fait monter dans le blindé consulaire, celui qui devrait avoir besoin d’une batterie neuve. D’un coup, je ne comprends plus bien ce que je fais là, mais je ne dis rien ; on démarre déjà. Nouvelle route toute droite, plus large que la première, mais en bien pire état ; le chauffeur du Mercedes ne cesse de donner des coups de volant pour éviter des nids de poule profonds comme des tanières d’ours. A gauche, plus de tunnel, mais toujours, à l’infini, ce même modèle de grillage dépressif qui a dû enrichir à milliards quelqu’un sur cette planète. Derrière, un véritable bidonville, alignement de cabanes en bois et en tôles planté sur un sol de sable presque blanc à force d’être sec s’étendant à perte de vue. De très jeunes jeunes enfants à moitié nus sont accrochés aux mailles d’acier, mains à peine plus épaisses qu’elles, et ils hurlent dans notre direction. Je suis soudain submergé par un sentiment de honte.

Au check-point du Hamas, le temps d’attente est un peu plus long qu’à celui du Fatah ; il est déjà presque midi. Sous le soleil qui se fond au ciel, les bâtiments sont en dur et précédés de petites terrasses couvertes. Face à la route, une arche à deux voutes fermées de simples barrières rouges et blanches, contrôle l’accès à Gaza-ville ; elle est surmontée d’une sorte de clocheton (et bien sûr du drapeau palestinien), et donne l’impression qu’on va entrer dans un parc d’attraction ou dans un camping. D’ailleurs, c’est une des premières choses que je vois dans les terrains vagues qui prolongent le check-point. Non, non, pas un camping, mais un grand terrain de jeu pour enfants, tourniquets, toboggans, balançoires, tape-culs, cages à lapin, mais tordus, pelés, rouillés jusqu’à l’os, comme après un cataclysme. L’image me fait penser à d’autres, celles de documentaires sur l’après Hiroshima. Juste après… Mais à Gaza, pas besoin de bombe atomique pour souffler les immeubles et dévaster les espaces publics, il suffit d’une guerre tous les cinq ou six ans.

Ici, je pourrais parler de celle qui est en cours en ce joli mois de mai 2021où l’indifférence et la bêtise volent au vent — car oui, il s’agit bien d’une guerre, pire encore que celle de 2014 — mais je vous sens impatient de savoir comment s’est passé mon voyage retour il y a quatre ans presque pile.

Retour au check-point du Hamas donc, vers quatorze heures — oui, je n’aurais passé que deux à Gaza. Cela dit, pour une batterie, c’est pas si mal… Le chauffeur de Mercedes — un nom dont, à cause de la chaleur, je trouve soudain un côté plus espagnol qu’allemand — passe à fond de train sous l’arche à parc d’attraction et va se garer le long des terrasses couvertes des baraques où se trouvent les bureaux. Il s’empare de mon précieux sésame bleu avec photo peu ressemblante à l’intérieur, puis part disparaître derrière une porte. Les militaires et autres personnels qui errent sur le parking m’ont l’air aussi patibulaire que ceux qui m’attendent à l’autre bout de la route bordée d’enfants, de grillages et de mines ; c’est même surprenant tout ce qui se ressemblent de part et d’autre d’une frontière aussi profonde qu’un abîme : les voitures allemandes et japonaises, les coupes de cheveux des garçons, les foulards unis des femmes, les barbes des religieux, et la malhonnêteté des politiques.

Mais oublions cela et filons au check-point du Fatah. Là, le chauffeur dont je me dis qu’il pourrait s’appeler Juan ou Pablo m’annonce que les formalités vont être plus longues que tout à l’heure et part au guichet unique, toujours avec mon passeport. Je descends du blindé et m’approche de la Clio laissée sous l’arbre. Clio… Une déesse grecque après une danseuse de flamenco… Clio, la muse qui chante le passé des hommes et des cités en glorifiant leurs hauts faits… Oui, Juan Pablo est un héros ! Même si, avant de me rapporter mon passeport, il se rue dans le coin à tapis de prière pour glorifier son Dieu à lui. Je comprends d’un coup pourquoi ça devait être plus long… Un vieil homme est déjà agenouillé sur une carpette usée jusqu’à la corde et me tourne le dos. Mon bel espagnol se déchausse et se place à côté de lui, d’abord debout, mains et bras croisés sur la poitrine, l’air très sérieux. Je m’assois sur une chaise en plastique et regarde le jeune hispano-gazawi gagner son paradis à lui au cœur de son enfer à lui. Quand il s’agenouille et plonge la tête vers le sol, ce n’est plus qu’une petite chose écrasée par un Zeus arabe qui le dépasse, là-haut, au-dessus des tôles qui couvrent l’endroit.

Après s’être relevé et ré-agenouillé six fois, la petite chose revient avec mon passeport et un bout de papier qui doit être un visa, et me dit au-revoir. Comme ça, très simplement, comme si j’allais faire un bout de route tout ce qu’il y a de normal jusqu’à chez moi. Mais est-ce normal de rentrer chez soi dans une déesse-muse blanche ?... Le long de la route, le tunnel en grillage est vide. A l’approche des hauts murs gris de la cour de prison de haute-sécurité, celle aux trois barrières, je suis tellement nerveux que je me goure de route quelques dizaines de mètres avant et prends une voie de secours sans même m’en rendre compte. Je débouche sur une sorte de vide sanitaire et là, surgi de nulle part, un petit homme maigre en salopette apparaît et me fait de grands signes de la main pour m’intimer l’ordre de reculer. Je m’exécute. Je pense de nouveau vraiment ça : « je m’exécute ». La peur rend maso… Et dans la cour-fond-de-puits où je reviens, j’ai vraiment l’impression d’attendre le bataillon qui va venir me fusiller. J’attends encore plus longtemps qu’à onze heures.

En sortant, je ne sais plus trop où j’en suis du nombre de points de contrôle de sécurité retour, et devant une barrière qui reste ostensiblement fermée, je ne bouge plus. Je ressens soudain une immense fatigue, et j’ai l’impression d’avoir froid. Une voix me fait sursauter ; elle a gueulé « passeport please ! » et alors ça m’est revenu : j’en suis à l’étape où il faut aller poser son petit carnet bleu diplo — pas vomi d’ivrogne comme les normo — sur une planche et sous quatre caméras. Après il y a le chien qui vient faire son tour : j’espère qu’il ne va pas pisser sur un des pneus. Et après, le même chien qui revient avec ses maîtres : le tour pour la crotte ? S’il fait ça, le cabot, c’est peut-être lui que le sniper visera… Sale bête va ! Une nouvelle barrière s’ouvre, je me concentre, me force à ne plus avoir de pensées merdiques, stoppe de nouveau la Clio, descend, vais répondre aux mêmes questions de sécurité qu’à l’aller dans les préfabriqués, mais cette fois-ci je ne vois pas la sœur jumelle de la rouquine : la personne qui me parle à travers un micro est cachée derrière une épaisse vitre en verre opaque assez marron caca… Stop ! On se concentre, j’ai dit !

A l’espace VIP en revanche, je la revois ma longue jeune femme brune aux cheveux grands, et comme cette fois-ci, à l’évidence, elle me reconnaît vraiment, elle me sourit un peu plus que la première fois, mais d’un air un peu crispé, comme si elle voulait me dire : « désolée, tout à l’heure, c’était pour de faux, on avait des ordres… » Mine de rien, déjà loin de la route à mines, ça me fait du bien d’être de nouveau certain que je me ressemble, que je suis bien qui je suis… Gaza est le genre d’endroit où on peut douter de tout, même de soi… Toute la Palestine occupée est un endroit de ce genre-là… La faute à qui ? Pas des politiciens n’est-ce pas. Ces gens-là ne doutent de rien.

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