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Point de vue

Indifférence au féminicide au Congo-Kinshasa ?

Terme apparu au XIXe siècle dans la langue française sous forme d’adjectif et repris en 1863 dans un article ayant été consacré au corset dans l’hebdomadaire Le Monde illustré, le féminicide (ou fémicide, gynécide ou alors gynocide) renvoie au meurtre d’une ou plusieurs femmes ou filles pour la seule raison qu’elles sont du sexe féminin[1]. La féministe française Hubertine Auclert avait utilisé ce terme en tant que qualificatif en 1902 dans Le Radical algérien, à propos d’une loi dite « féminicide » [2].

L’étymologie et l’emploi de ce substantif ayant concerné divers enjeux, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations Unies (ONU) ont proposé des typologies de féminicides dont la question des causes peut être appréhendée sous un angle soit psychologique ou sociologique, soit criminologique.

Pouvant être également interprété comme une sous-catégorie de l’homicide, au même titre que le parricide ou l’infanticide, le terme de « femicide » a été popularisé en langue anglaise dans les années 1980 par la Britannique Jill Radford et la sociologue sud-africaine Diana Elizabeth Hamilton Russell, qui en ont proposé comme définition[3] le « meurtre de femmes commis par des hommes parce qu’elles sont des femmes ».

De retour d’un séjour en République Démocratique du Congo en 2008, à propos des crimes perpétrés dans l’Est du territoire congolais, la dramaturge féministe Eve Ensler s’est interrogée sur le désintérêt de la communauté internationale. Pourtant, celle-ci est très convoiteuse des ressources naturelles et forêts, ainsi que des minerais précieux, comme le coltan indispensable à la fabrication des téléphones portables, dont regorgent le sol et le sous-sol de ce pays. Ce mutisme était-il dû au simple manque de considération pour le sort des populations à la peau noire ? À moins que ce soit à cause de l’implication avérée des pays occidentaux dans des conflits armés et fonciers dans la région du Kivu et en Ituri où, sans aucune impunité, les corps, les organes génitaux et reproducteurs des femmes sont devenus des objets de satisfaction sadique et primaire de certains hommes, un jouet de destruction morale par le biais du viol. Les grandes puissances restent-elles cyniquement indifférentes, quand il s’agit du sort des femmes noires ? Doit-on rester insensible lorsque le corps féminin, qu’il soit africain ou non, est honteusement chosifié, utilisé comme armes de guerre, ou livré inhumainement en spectacle ? La journaliste Aline Gobeil de Radio-Canada a rappelé le caractère criminel d’un tel acte. De plus, au-delà de l’épiderme ou de la condition sociale, partout dans le monde, les femmes n’accouchent-elles pas de la même façon ? « Un véritable féminicide a lieu en […] République Démocratique du Congo, a déclaré Stephen Lewis, ancien ambassadeur du Canada à l’ONU et envoyé spécial de l’ONU pour le VIH/SIDA en Afrique, lors d’une conférence à l’Université de Montréal, le 9 octobre 2007. On assiste à une barbarie indicible sous l’œil du monde, sans que personne n’intervienne. La violence est si extrême qu’il est impossible de la décrire à la radio. Il n’y a aucun équivalent sur terre, selon Stephen Lewis. Ce qui se passe dans l’Est du Congo est la continuation du génocide au Rwanda. Des miliciens hutus ont trouvé refuge au Congo, depuis 1994, attirés par ses richesses, et y perpètrent en toute impunité, à la face de l’opinion mondiale, viols, mutilations, cannibalisme. »[4]

D’après le journaliste irlandais Rory Carroll, en 2005, des dizaines de milliers de Congolaises ont été violées et torturées par des militaires, ainsi que des proches en huit années. Un article du New York Times daté du 7 octobre 2007, intitulé Rape Epidemic Raises Trauma of Congo War, a annoncé qu’une « épidémie de viols au Congo » avait indéniablement « pour but de détruire les femmes ».
Comme l’a tristement rappelé la féministe Geneviève Bruneau, dans l’article publié[5] en décembre 2011 sur le site Internet de l’Alliance de la Fonction Publique Québécoise, des milices armées ont organisé des viols collectifs dans une quinzaine de villages du Nord-Kivu. Ces crimes se seraient produits sans interruption pendant plusieurs jours. Bilan ? 179 viols de femmes et d’enfants ont été confirmés par les Casques bleus des Nations Unies qui, toutefois, n’ont découvert les faits que dix jours plus tard. « Cet événement a une fois de plus mis en évidence les lacunes du plus important dispositif de maintien de la paix de l’ONU dans le monde, la Monusco, en ce qui a trait à la protection de la population civile. Du côté du gouvernement congolais, on [n’a pas nié] que le viol constitue une arme de guerre, mais on [a surtout mis] l’accent sur les progrès accomplis [pendant] les dernières années. Selon Kinshasa, le nombre de viols a diminué de 70 % en 15 ans, passant de 42 à 14 viols par jour. En 2009, d’après Roger Meece, responsable de la Monusco, plus de 15 000 femmes et filles ont été violées en République Démocratique du Congo. »[6]

À en croire des sources américaines, en 2009, au moins 1 100 victimes féminines par mois, voire par jour ou par semaine, ont été enregistrées en République Démocratique du Congo – une femme ayant été victime de violences graves toutes les 39 minutes. Pour la journaliste congolaise et militante féministe Elsa Vumi, de 1997 à 2009, près de 500 000 viols[7], soit plus de 1 152 femmes par jour, plus de 48 par heure, y ont été orchestrés à l’aide des abominables mises en scène à l’attention des populations impuissantes. « Avec plus de 1 000 femmes violées par jour, la République Démocratique du Congo est considérée comme “la capitale du viol”. Dans l’ex-Congo belge, le sexe de la femme y est utilisé comme arme de guerre, dans l’indifférence générale. Pour remédier à ce drame humanitaire, une marche de 14 jours [a été organisée et] baptisée “Ni Violées Ni Persécutées”. »[8]

Le rendez-vous a été fixé au 30 juin 2011 à la place du Trocadéro sur le parvis des droits de l’Homme dans le seizième arrondissement de Paris par l’Action des Journalistes de l’Espace Schengen (AJES) présidée par Marie Inyongo, en partenariat avec l’association française Ni Putes Ni Soumises (NPNS), dans l’optique d’une marche de la métropole francilienne à Bruxelles. Dans la capitale belge, une plainte pour crimes de guerre serait donc déposée au Tribunal de grande instance, servant de relais à la Cour pénale internationale (CPI), pour les viols et mutilations perpétrés de manière systématique depuis quatorze années en République Démocratique du Congo.

Pour l’ancien ambassadeur de France chargé des droits de l’Homme, François Zimeray, en soutien à la marche Ni Violées Ni Persécutées ayant été organisé dans la capitale de la France, « personne ne [soupçonnait] l’ampleur du drame qui se doute chaque jour dans les Grands Lacs. On a beau vivre dans une société de l’information, il y a des angles morts. Il y a des thèmes dont on ne parle pas. Il y a des zones dont on ne parle pas »[9].

François Zimeray a rappelé qu’au Congo-Kinshasa, à propos de ces odieux événements, « des enfants porte le prénom de Non-désiré, parce qu’ils sont issus d’un viol. C’est un pays où des enfants portent le prénom de FDLR. […] Voilà la réalité humaine de cette souffrance insondable […] »[10]

Pourtant, a déclaré l’anthropologue Françoise Héritier, « tout [aurait dû] être [entrepris] pour faire connaître et dénoncer ces abominations, ces crimes monstrueux perpétrés contre les femmes en République Démocratique du Congo »[11].

Pour enfin porter un coup d’arrêt à ce déferlement de violences banalisées, 52 femmes ont appelé en 2013, emboîtant le pas aux Congolais de l’étranger, à la création d’un Tribunal pénal international pour juger les actes criminels commis dans ce pays d’Afrique centrale. Parmi elles, trois Françaises : les anciennes ministres Roselyne Bachelot et Ramatoulaye Yade (dite Rama), ainsi que la médiatique Colombo-française Ingrid Betancourt Pulecio. L’impunité en faveur des auteurs de ces crimes contre l’Humanité constitue ab initio « une discrimination à l’égard de la femme congolaise, un déni de justice internationale ainsi qu’un encouragement à commettre le génocide ou fémicide ».

Dans la région du Kivu et en Ituri, les femmes ne cesse donc d’être souvent l’objet, sans distinction d’âge, de viols et mutilations lors des exactions mises à exécution le plus souvent en public. L’objectif consiste sans aucun doute à les chasser de leurs terres, et les exiler loin de leurs familles. En effet, en s’attaquant à la femme, pilier de la société congolaise et sanctuaire de la tradition bantoue, on table surtout sur le dépeuplement s’apparentant à une sorte de stérilisation humaine, également sur l’occupation progressive d’une grande partie de la région du Kivu dans l’optique d’une installation extra-nationale et du démembrement de la République Démocratique du Congo. Quelle monstruosité, franchement.

Gaspard-Hubert Lonsi Koko

(*) Cet article se rapporte à un extrait du projet de publication d’un livre intitulé Le Congo déstabilisé, pillé, martyrisé… Pour contribution à la réalisation de ce projet, prière de clique sur le lien ci-contre : https://fr.ulule.com/le-congo-destabilise-pille-martyrise/.

[1] In Courrier de Paris, Jules Lecomte, Le Monde Illustré, Paris, 14 février 1863. Source : BnF Gallica, 2020.
[2] In Le passé regorge de meurtres de femmes, Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud, Le Monde, 2019.
[3] In Qu’est-ce que le « féminicide » ?, Anne-Aël Durand, Le Monde, 2020.
[4] In Fémicide au Congo, Éliane Audet, Sisyphe, 2008.
[5] Intitulé La République Démocratique du Congo : théâtre d’un atroce « féminicide », 2010.
[6] In En 2009 – Plus de 15 000 viols dans l’Est de la RDC. La Monuc se dit incapable de protéger tous les civils, dans Le Devoir, le 16 octobre 2010. Article repris par l’Agence Reuters.
[7] In En RDC, capitalisme et patriarcat se conjuguent pour faire de la vie des femmes un enfer, Elsa Vumi, dans Féminicide, rubrique Mise en perspective, FASTI, 2009.
[8] In Féminicide en RDC : une marche contre le viol, Marie Desnos, Paris Match, 2020.
[9] Ibidem.
[10] Ibid.
[11] In RDC : un tribunal pour enfin stopper les violences faites aux femmes, Mylène Wascowiski, dans le magazine Marie Claire, 2020.

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