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Analyse

La gauche aujourd'hui, une force politique d’extrémité ?

Lors des dernières semaines, alors que les débats autour des élections législatives tentaient timidement d’exister, la gauche a été l’objet d’une requalification qui mérite d’être étudiée. Cette article vise à poser les bases d’une réflexion qui doit être lancée sur le constat d’une dissociation entre le positionnement politique et les positions idéologiques de la gauche. 

Amélie de Montchalin parlait « d’anarchistes d’extrême-gauche », Christophe Castaner fustigeait un « programme d’interdictions », tandis que Richard Ferrand s’inquiétait de cette « gauche radicalisée » et « démagogique ». Marine Le Pen quant à elle avertissait de la « ZAD généralisée » que constituait la coalition de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale, formée par la France Insoumise, le Parti socialiste, Europe-Écologie-les-Verts et le Parti communiste. Entre le premier et le second tour des élections législatives, cette coalition a été au centre de l’attention médiatique et du débat politique. Par son caractère inédit - jamais dans l’histoire récente de la Vème République il n’a été possible de constater une alliance permettant à la gauche de présenter des candidats uniques dans toutes les circonscriptions françaises -, la NUPES a été perçue comme une force politique concurrente crédible, qui a poussé ses adversaires à la prendre pour cible.

Ainsi, les cadres de LREM, tout comme ceux du RN, ont martelé leur vérité : la gauche unie au sein de la NUPES, c’est l’extrême-gauche. Il s’agirait donc de candidats violents, qui ne partageraient pas la même vision de la démocratie et de la République. Ceux-ci seraient enclins à des « ambiguïtés » avec les fondamentalismes religieux, ou souhaiteraient encore provoquer la banqueroute de la France par une gestion incontrôlée des deniers publics. Voici, en bref, la manière dont ce que nous appelons la droite a qualifié pendant plusieurs semaines la gauche.  Certains se sont déjà adonnés - à raison - à démontrer l’inconséquence de ces critiques, et d’autres le feront encore. Ce n’est pas tout à fait le sujet que j’aimerais aborder ici. Car, si certains ont pu analyser cette facilité du langage comme une panique face à une possible défaite, je considère cette analyse trop sèche et rapide, alors même que ce comportement qu’ont pu avoir les cadres de LREM et de la droite traduit au contraire de la mutation des clivages politiques en France, et en conséquence de la structuration du champ politique.

En effet, deux mouvements présentés ci-dessous de la perception de la structuration du champ politique français peuvent être observés. Il m’amènent à qualifier la gauche, aujourd’hui, comme une « force d’extrémité », qualificatif dont je préciserai les termes à la fin de cet article.

 

Des défaites successives pour la gauche dans la bataille culturelle

Certains diraient que « la France s’est droitisée ». Je n’irai pas jusque là, parce que je considère la réalité plus complexe et l’énonciation peu explicative. Toutefois, il est vrai que - dans l’histoire de ces quinze dernières années -, les scores électoraux des libéraux économiques d’une part, et des conservateurs d’autre part, se sont renforcés au détriment notamment de la gauche. Mais analyser les résultats électoraux est toujours chose dangereuse, puisque le facteur clé de leur compréhension est le niveau d’abstention. Et nombre d’électeurs qui votaient auparavant à gauche ne votent plus aujourd’hui. Se sont-ils pour autant droitisés ? Rien ne peut le prouver.

Pour autant, ils ont perdu confiance en la gauche et en sa capacité transformatrice lorsqu’elle est au pouvoir. Certes du fait de certaines trahisons de gouvernements de gauche, et notamment socialistes, mais l’explication est selon moi plus complexe et profonde. Elle se base sur la théorie d’Antonio Gramsci, auteur italien des Cahiers de prison, écrits que le fondateur du Parti communiste italien produisit après son arrestation et son emprisonnement par le pouvoir fasciste des années 1930. Une des notions principales de son oeuvre est « l’hégémonie culturelle », et la bataille allant avec pour l’accession au pouvoir.

Le concept de bataille culturelle fait de la persuasion des masses de la population la condition nécessaire pour engranger des victoires politiques. Il convient ainsi de poser dans le débat public, et ainsi dans la pensée des gens, des positions politiques qui prendraient au fur et à mesure la valeur d’axiome. C’est ainsi que beaucoup considèrent aujourd’hui qu’il « va de soi » qu’il existe de larges inégalités dans la société, ou alors qu’il s’agit de « bon sens » que la dette publique dut être réduite. Pourtant, il est tout à fait probable d’opposer une alternative à ces vérités, sans qu’elle soit factuellement impossible à réaliser.

Ces thèmes qui se sont imposés, « ces vérités » toutes faites qui ont été propagées, l’ont surtout été par la droite et en partie par l’extrême-droite. La gauche a peiné à élargir son « audimat culturel ». Ainsi, elle est perçue aujourd’hui comme non-conforme à ce qui semble être le cours normal des choses. Elle s’affiche comme une alternative et une rupture franche face à la marche des choses et à la conception actuelle de la société. Toutefois, faute de victoires au sein de la bataille culturelle globale, une trop petite partie de la population est convaincue par cette proposition d’alternative que porte la gauche.

 

Une fracture socio-géographique de la société

En gestation depuis la fin du XXème siècle, les nouveaux clivages politiques qui font façonner notre vie démocratique pendant les prochaines décennies sont aujourd’hui visibles. Ils sont toujours d’ordres sociologiques, comme avait pu le démontrer Pierre Bourdieu ou comme le fait aujourd’hui François Dubet (avec leurs différences respectives). Mais a émergé une discipline dans la compréhension du fait politique aujourd’hui : la géographie. C’est ainsi que Christophe Guilly a acquis une notoriété en exposant les fractures entre population urbaine, périurbaine et rurale, ou encore que David Goodhart a fait émerger la réflexion autour des « somewheres » et des « anywheres ». Enfin, des intellectuels comme Jérôme Fourquet ont concilié ces deux approches pour en faire un cadre explicatif des nouveaux clivages politiques[1].

Ainsi, il semble possible de dessiner à grands traits, en occultant le détail, un idéal-type de la structuration politique actuelle. En effet, deux grands facteurs semblent être déterminants : en premier lieu le lieu d’habitation (avec une différenciation entre la centralité et la périphérie) ; en second lieu la satisfaction avec le modèle libéral et la mondialisation continue (notamment influencée par des convictions politiques, des expériences professionnelles, mais également par le lieu d’habitation). Ces deux facteurs forment donc quatre catégories, qui ont plus une vocation de conceptualisation que d’explication ou d’anticipation des résultats électoraux :

Il existe naturellement des nuances à cette structuration du clivage politique, et il y aurait de très nombreux détails à y incorporer pour une véritable compréhension des mutations profondes de notre société. Pour autant, cette conceptualisation de la structuration électorale de notre pays aujourd’hui, et des facteurs qui la maintiennent, permet de montrer que la gauche se trouve être isolée. Si elle pouvait avant compter des bastions et un soutien fort dans les territoires périphériques, ceux-ci ont été ravis par l’extrême-droite. Cette dernière, avec un discours faussement social et une critique sans alternative de la mondialisation, attire à elle des électeurs au profil sociologique compatible avec la gauche. 

 

Pour que la gauche s’extirpe de son extrémité

C’est conscient des deux mouvements longs de la société présentés ci-dessus que j’ai qualifié la gauche de force politique d’extrémité. Car si certains la décrivent absurdement comme extrême, elle a surtout été reléguée à l’extrémité du champ politique. Non pas pour son positionnement idéologique réel, qui n’a rien d’extrême, mais pour la perception qu’en a la population. Car les pensées aujourd’hui s’articulent autour d’un bloc central de droite, la gauche est positionnée à l’extrémité gauche. Le fait qu’elle ait perdu une partie de la bataille culturelle y contribue, en en faisant une force politique qui défend une alternative dont les bases ne sont pas partagées par une grande partie de la population[2]. Sa place dans les nouveaux clivages politiques en est également un exemple. Cantonnée en partie à un électorat des villes, concentrée territorialement, la gauche semble avoir perdu une partie de ce qu’elle était hier : la réunion en une même famille de pensée des travailleurs, peu importe leur métier ou leur lieu d’habitation.

C’est sur la base de ce constat qu’il est possible de comprendre en partie les qualificatifs utilisés par les cadres LREM lors des élections législatives. La volonté était celle de décrédibiliser la gauche et la NUPES. LREM a alors entrepris une stratégie d’amalgame entre le positionnement de la NUPES sur la structuration des clivages politiques - d’extrémité -, pour laisser penser que l’idéologie et l’alternative portée était de l’ordre de l’extrémisme. Mais il est faux de penser que c’est la position sur l’échiquier politique qui permet de qualifier l’idéologie et la vision de la société portée. Cette dernière n’est pas dépendante des résultats électoraux, mais des courants de pensée qui ont traversé les siècles en évoluant et en s’adaptant aux changements sociaux. La gauche peut donc être une « force politique d'extrémité » sans pour autant être extrémiste ou porter un programme extrême. 

Mais cette stratégie de renvoi de la gauche à son positionnement politique d’extrémité a porté ses fruits. Les reports de voix de LREM vers la NUPES ont été figés par ce discours, faisant perdre un grand nombre de candidats de gauche au second tour des législatives (notamment face à l’extrême droite). Comment alors, pour gagner et pouvoir porter l’alternative de gauche au pouvoir, sortir de l’extrémité qui sera utilisée pour décrédibiliser ? Selon moi, cela passe par des « manoeuvres » au sein de ce que Gramsci nomme la « guerre de position », le moment où se mène la bataille culturelle. Celle-ci doit être menée en deux sens : d’une part mobiliser l’électorat de gauche qui s’abstient, mais également engager un large travail de persuasion de ces populations refusant la libéralisation mais habitant en périphérie, qui préfèrent se tourner vers l’extrême-droite. Pour cela, la gauche doit dire fortement sa volonté de transformer la société en la sortant des logiques libérales et productivistes, tout en démontrant de sa capacité à exercer le pouvoir de manière raisonnée et paisible. La victoire de la gauche, son extirpation de l’extrémité, ne semble donc être possible que par une victoire sur l’extrême-droite. 

 

 

[1] Voir Les héritiers de Pierre Bourdieu, Le temps des passions tristes et La préférence pour l’inégalité de François Dubet, Fractures françaises de Christophe Guilly, The road to somewhere : the populist revolt and the future of politics de David Goodhart, ainsi que L’archipel français de Jérôme Fourquet.

[2] Si les sondages montrent que une large majorité de la population serait pour laugmentation du SMIC, cela nest pas traduit dans les urnes. Cela est du à une participation faible aux élections des classes populaires, mais aussi parce qu’il y a une différence entre penser qu’une chose pourrait être bénéfique, et en avoir la responsabilité de son application par le vote. Car si beaucoup souhaitent augmenter le SMIC, beaucoup voient aussi le risque que cela pourrait peut-être créer pour les petites et moyennes entreprises. Il y a donc un distinguo à effectuer entre le jugement fait d’une proposition politique et ensuite la propension à la soutenir par le vote.

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