
Construire plus de 200 kilomètres de lignes de métro, dont une large majorité sous terre, tel est le défi que doivent relever les entreprises de BTP à l’œuvre sur les chantiers du Grand Paris Express. Pour y parvenir, elles peuvent compter sur les performances exceptionnelles des tunneliers. De véritables bêtes de somme aux dimensions titanesques.
Dire que le chantier du Grand Paris Express (GPE) est monumental n’est pas un vain mot puisque c’est tout bonnement le plus grand projet urbain d’Europe. Au programme d’ici 2030 : le prolongement des lignes 11 et 14 et la réalisation de quatre nouvelles lignes de métro autour de la capitale, et la construction de 68 nouvelles gares. Entre la profondeur parfois inédite des chantiers, la nature des sols à creuser et l’environnement urbain à la surface qui ne doit subir aucun impact négatif, la tâche est à la fois délicate et colossale.
Le défi des travaux souterrains en milieu complexe
Pour Philippe Yvin, ancien président de la Société du Grand Paris (SGP), organisme public en charge du projet, « il n’y a pas eu un chantier d’une telle ampleur depuis la construction des villes nouvelles dans les années 1960 ». Un projet d’une ampleur inégalée tant par ses dimensions, 200 kilomètres de lignes que par l’impératif d’en réaliser 90% sous terre, notamment pour préserver les surfaces encore non artificialisées. La réalisation requiert donc une préparation et une exécution minutieuses pour prendre en compte l’existant, qu’il soit en surface ou en sous-sol avec les différents réseaux (égouts, fluides de toutes sortes, autres transports) et la grande variété des couches géologiques. Sous Paris, celles-ci sont en effet une véritable contrainte selon Emmanuel Egal, expert géologue de la société Egis. Sur le plan géologique le GPE est plus complexe que le tunnel sous la Manche, en raison du réseau urbain qu’il traverse, et surtout de l’hétérogénéité des sols due par exemple aux différentes profondeurs de creusement des gares.
C’est le cas par exemple des sols argileux dont la consistance se modifie en fonction de leur teneur en eau, entraînant des variations de volume parfois très importantes. Ces matériaux très divers, naturels comme artificiels, peuvent perturber la progression des travaux. Et à 50 ou 70m sous terre, il ne suffit pas de creuser, il faut aussi évacuer ces matériaux. Pour répondre à toutes ces contraintes techniques, une solution s’imposait : l’utilisation de tunneliers.
Les ogres dans le sous-sol francilien
En quoi consiste donc ces fameux tunneliers ? « Un tunnelier, c’est une très grosse usine souterraine qui (…) fonctionne 24 heures sur 24, avec environ une vingtaine de compagnons pour le faire fonctionner », explique Alain Truphémus, directeur adjoint de projet ligne 16 au sein de la SGP. C'est une machine tout-en-un : elle creuse le tunnel, (…°), elle pose le futur revêtement du tunnel constitué de voussoirs en béton, qui sont des éléments qui vont constituer des anneaux. Cette usine souterraine permet également d'évacuer les déblais qui sont excavés ». Ces engins de 10m de diamètre et de 100m de long pèsent plus de 1500 tonnes et avancent à une moyenne de 10 à 16 mètres par jour selon la nature des sols, un chiffre d’apparence modeste mais qui matérialise un gain de temps considérable dans la réalisation des travaux. À titre de comparaison, il a fallu quatre ans pour réaliser un tunnel de seulement 170 mètres dans le cadre du chantier du RER E à un endroit où l’utilisation d’un tunnelier était impossible. En tout, plus d’une vingtaine de ces « bêtes de somme » ont été, sont, ou seront mis à contribution dans le cadre du GPE.
La vocation première de l’engin est donc de creuser les galeries des futurs tunnels. Chaque tunnelier comporte tout d’abord la tête de coupe qui fore le terrain tout en broyant les roches afin de faciliter leur évacuation. Juste derrière se trouve une cloison étanche où sont ramassés les déblais, qu’une immense vis sans fin conduit jusqu’à un convoyeur à bande installé sur le train suiveur qui transporte les roches concassées jusqu’au puits d’où est parti le tunnelier, et donc vers l’extérieur.
Leur utilisation est une science exacte, et ne laisse rien au hasard. D’autant que dans un projet complexe en milieu urbain comme celui du GPE, les risques sont nombreux et constituent l’objet d’anticipations permanentes de la part des opérationnels. Tantôt il s’agit de tenir compte des caractéristiques du bâti sous lequel progresse le chantier, et qui peut être plus ou moins fragile selon sa structure ou son ancienneté. Tantôt encore il y a la question de la nature des sols, comme le souligne Benoît Maureau, directeur opérationnel chez Eiffage Génie Civil ; de plus, « , au moment où vous creusez, (vous pouvez rencontrer) quelque chose de différent de ce qui était prévu. Lorsque l’on traverse telle ou telle couche de terrain, il faut pouvoir anticiper des contraintes spécifiques à la nature du sous-sol. »
Chaque tunnelier est donc préparé aux contraintes spécifiques du tronçon auquel il est affecté. « Les tunneliers sont conçus par rapport à des contraintes de conception, explique Guy Lechantre, gérant France de l’entreprise allemande Herrenknecht, qui a fabriqué tous ceux qui œuvrent sur les chantiers du GPE. Il y a la géologie du sol, la couverture, la profondeur à laquelle la machine va creuser et d’autres critères comme le site, et l’espace disponible pour monter la machine. Chaque tunnelier est assez unique. »
L’évacuation des déchets aux spécificités très disparates fait partie intégrante des fonctionnalités de l’engin. Au total, les chantiers du GPE engendreront environ 45 millions de tonnes de déblais dont il faut constamment identifier la nature avant leur revalorisation. Afin que ces ogres des sous-sols ne s’arrêtent jamais il faut que le flux de leurs déchets ne soit pas interrompu en surface, il a donc fallu innover. À cet effet, le groupement chargé du lot 1 de la Ligne 16, piloté par Eiffage et TSO , emploie l’outil Carasol, mis au point par la major et le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) pour la caractérisation des sols. Ce procédé réduit à moins de deux heures l’obtention des précieux résultats, au lieu de 5 à 7 jours, optimisant ainsi la fluidité de leur transport, et donc le rythme de l’ensemble des travaux.
Bien plus qu’un engin de creusement, une usine qui fabrique le tunnel
Comme le souligne Jean-François Scheidt, du groupement Alliance piloté par Demathieu Bard, qui eut la lourde responsabilité d’effectuer le percement du premier tunnel du mégaprojet francilien, celui du tronçon T2C de la ligne 15 : « l’expertise tunnel est centrale dans notre projet. Les tunneliers ont donné le tempo à toutes les expertises ». De fait, les tunneliers ne se contentent pas de creuser le sous-sol et d’évacuer des millions de tonnes de débris. Leur ingénierie permet également de construire en même temps les tunnels à proprement parler. Et leur progression donne le « la » dans l’avancée des chantiers.
Entre la tête de coupe et le train suiveur, les tunneliers sont ainsi équipés d’une jupe en métal avec une roue centrale qui permet de positionner les voussoirs, des éléments en béton armé qui, une fois assemblés, constituent l’ossature du tunnel. Ces voussoirs sont réalisés sur mesure pour s’adapter aux différents diamètres de galerie ainsi qu’aux charges qu’ils auront à supporter.
Au total, les tunneliers du GPE poseront 130000 voussoirs, selon Guillaume Pons, directeur de projet de la ligne 15 Sud. « Le livret béton du cahier des charges impose sur un certain nombre de gares des contraintes fortes en termes d’étanchéité entre les panneaux en béton armé des parois moulées pour prévenir toute infiltration à l’intérieur de l’ouvrage, remarque Guillaume Pons. Et ces voussoirs font eux aussi l’objet d’innovations, comme avec l’utilisation de béton fibré sur le lot 1 de la ligne 16. « Nous avons proposé à la SGP de mettre en œuvre cette technologie parce que le type de béton utilisé a un impact sur la planète, se félicite Pascal Hamet, directeur du projet Ligne 16 lot 1 chez Eiffage Infrastructures. Les voussoirs nécessitent 85kg d’acier pour un mètre cube de béton. L’utilisation de fibres permet de diviser par deux le tonnage d’acier. Dans le métier du BTP, il existe deux gros contributeurs à l’empreinte carbone : le béton et l’acier. Réduire la quantité d’acier utilisée – surtout à cette échelle – va donc dans le bon sens pour l’empreinte carbone et la planète. » Enfin, une fois les voussoirs positionnés par les tunneliers, les opérations d’équipement – liées à la finalité ferroviaire de l’ouvrage – peuvent commencer.
L’utilisation de ces tunneliers permet donc d’aller vite et de cumuler les tâches. Sur les chantiers actuels, les entreprises du BTP ont suivi les études réalisées en amont par la Société du Grand Paris, et ont dû s’adapter aux contraintes et aux tracés imposés. Pour les prochains appels d’offres qui se feront cette fois en conception-réalisation, elles auront davantage de marges de manœuvre et pourront donc encore mieux maximiser l’utilisation de leurs tunneliers. Tous les acteurs impliqués sur le GPE – pouvoirs publics comme entreprises privées – n’ont en effet qu’un objectif : que Grand Paris Express puisse être livré à l’heure.
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